Titre à définir sur le moment, 2010
Dominique Noah : Vous m’avez invité en qualité de théoricien
de la culture pour discuter du champ de la culture, de ses représentations et des croyances qui la sous-tendent.
Qu’est-ce qui préside à votre intérêt pour toutes ces questions ?
Hinrich Sachs : Voilà une question bien difficile pour commencer. Voyons… depuis des années, mon travail a été guidé par un intérêt pour les codes culturels – le second degré des objets, des images, des formes et des valeurs – mais je ne pourrais pas vous dire exactement pourquoi je m’y intéresse autant. Dans ma pratique artistique, j’ai tenté de travailler les codes auxquels nous sommes confrontés depuis la naissance : je les ai caressés à rebrousse-poil, j’ai opéré des permutations entre eux, je les ai traduits et les ai polis…
DN : La terminologie que vous utilisez est typiquement
celle d’un artiste – un ensemble de métaphores – et reproduit, intentionnellement ou pas, la non-identification constitutive de votre pratique. Il se trouve que je connais votre travail depuis près de cinq ans, et j’aimerais définir votre production en des termes différents : des situations matérielles ou moins matérielles ont été mises en place, orchestrées et annoncées publiquement, généralement en omettant, en inversant ou en appliquant à mauvais escient les codes et l’information qui entraient en jeu. Cependant, les dynamiques créées par ces situations restent sporadiques et difficilement transformables en valeur culturelle. Comme Anselm Franke paraphrasant Bruno Latour, on pourrait dire que, dans le meilleur des cas, il se peut que vous ayez produit un
« micmac » – ni purs objets ni concepts – culturellement situé dans un domaine sans conséquence depuis le temps des « Modernes ». On pourrait appeler ce domaine les Arts. Cependant, il faut reconnaître la vertu de la fonction sociétale des productions opaques et floues qui sont le lot des activités artistiques.
HS : Je ne crois pas vraiment pouvoir répondre à cela… Mais, concernant le fonctionnement des activités artistiques, je porte un vif intérêt à leurs temporalités. Les récits hyperboliques, comme on en trouve dans la science-fiction, ne sont pas vraiment ce à quoi je pense ici. En revanche, j’ai plaisir à parler des concepts permettant de penser la réception des œuvres et ses différentes temporalités, qui dépendent du contexte. Autrement dit, pensez-vous que telle ou telle œuvre mette en place des stratégies pour orchestrer ou répondre à sa réception – immédiateté, retard, contexte, futur ?
DN : Au travers des premières formes d’expression en Occident,
on voit déjà qu’une sorte de déviation du « temps de la réception » est élaborée dans les pratiques de création. Cette déviation se cristallise dans le désir et se trouve souvent dissociée du « temps réel » de la création. Je pense ici à Homère et, plus tard, à la vague tradition de « continuité » des poètes dramatiques antiques.
Déjà, à l’époque, le terme grec « isterofimia » – reconnaissance postérieure ou reconnaissance dans l’éternité – exprimait une temporalité, quand bien même hiérarchisée, liée à une pratique de l’œuvre d’art (et dans certains cas à l’acceptation du succès).
Les idées de découverte et de redécouverte, les idées de reconnaissance, d’oubli, de réapparition étaient toutes programmées, imaginées et organisées dès le départ dans une chronologie où « ici » et « maintenant » ne pouvaient pas ne pas être une perspective parmi d’autres seulement. Mais, à vrai dire, je peux imaginer une fonction contraire et pertinente de l’« ici » et du « maintenant », une fonction plus proche de nous qui peut permettre de proposer une nouvelle relation dynamique au temps : le concept « vingtiémiste » d’avant-garde pourrait être compris comme la dilatation de l’« ici » et du « maintenant » vers un
« futur » hypothétique.
HS : Dois-je déduire de vos réflexions que vous considérez l’orchestration de la réception d’une œuvre comme étant ringarde ? Autant je trouve difficile de relier le contemporain au temps d’Homère ou au Moyen Âge, autant je pense qu’il n’est pas incongru de le relier au XIXe siècle… Je pense que de nombreux éléments dans l’identification et la défense des « Modernes » concourent à développer une évaluation singulière de la perception. Pour ne prendre que quelques exemples : la conviction de Baudelaire selon laquelle la nouveauté radicale devrait influencer immédiatement les systèmes existants, ou Courbet louant une tente pour montrer son « Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale » à côté de l’Exposition universelle de 1855, demandant à être reconnu dans le temps le plus court possible ou, en d’autres termes, dans un temps qui n’accorde plus de valeur à l’éternité ou au jugement dernier, au profit de la presque immédiateté. Le Modernisme du XXe siècle suppose être à la hauteur d’une reconnaissance dans un temps court, et qui s’accélère encore avec le pop’art et le minimalisme, où s’amalgame le temps de la perception, celui du présent et de la culture actuelle (voir le catalogue du palais Galliera depuis le début des années 1970). L’un des termes clés pour les œuvres et la théorie artistique du Modernisme aura été « littéralité », qui fut aussi traduit en français par « immédiateté physique ». Dans cette perspective
« vingtiémiste », l’orchestration sophistiquée et la perception retardée ont presque été l’exception.
DN : Je ne peux que souscrire entièrement à cette définition et je l’étendrai même à des façons actuelles de penser la culture. Prenez aussi cela comme un choix rhétorique, qui permet de comprendre la valeur de l’exception. Mon exemple s’énonce ainsi. Le 15 octobre, Le Monde titrait en une : « Internet bouscule les choix culturels des Français ». L’article se poursuivait à l’intérieur du journal par une double page qui répétait l’affirmation et couvrait le sujet. Ce titre n’indique pas uniquement l’émergence de valeurs nouvelles, il parle aussi d’un geste symbolique second et peut-être d’une portée plus importante. S’agit-il d’une population, gardienne de traditions culturelles, à qui on s’adresse ici avec des relents d’identité nationale ? Il est assez réconfortant de penser que ce sont les choix culturels de la population qui sont encouragés. Cependant, le ton et la forme de l’article atténuent le jeu dangereux du titre. La double page est mise en page comme s’il s’agissait d’informations provenant d’une étude de marché : des graphiques et des statistiques sont accompagnés de courtes synthèses sur un sujet complexe, sur les pratiques culturelles, elles-mêmes présentées sur une échelle comparative et quantitative. Tout ceci peut donc directement être interprété comme « consommable ».
La conclusion est que les figures de la représentation, le contenu culturel ont complètement disparu des théâtres, des musées, de la littérature et d’internet… On pourra alors analyser cela comme un langage qui représente les pratiques culturelles selon la perspective de la consommation. Dans un tel langage, le concept de pratique culturelle conduit à gérer le consommateur. L’influence du discours économique sur la majorité des autres discours est devenue totalement visible et c’est ici que nous retrouvons l’idée exprimée plus haut : les concepts et les pratiques de temporalité
de la perception.
C’est banal, on peut aussi retracer la façon dont, depuis bien
des décennies, les discours politiques des démocraties libérales occidentales ont complètement intégré les attitudes et les formulations managériales qui se fondent sur la définition des potentialités et des risques économiques, reléguant les arguments politiques au second plan. L’un des effets évidents d’un tel régime de langue sur les pratiques culturelles est qu’on espère une reconnaissance du public dans le court terme, « amalgamant le temps de la perception et le présent », comme vous l’avez dit, car cela marche main dans la main avec le critère de retour sur investissement. Dans les démocraties libérales occidentales,
le futur se conçoit donc comme un prolongement du présent, invalidant les concepts alternatifs du « ce qui est à venir ».
L’un des slogans d’une brochure sur le « futur » publiée pour des enfants de dix ans par Hoechst, entreprise de biotechnologies, illustre parfaitement bien cette perception : « Donnez le présent aux jeunes » (est-il possible que ce slogan ait été inventé en 2009 ?).
Il semble à propos de faire référence à votre projet
« Untitled (future) » qui date de 2001.
HS : Oui et non. Car « Untitled (future) » ne peut pas être représenté… puisqu’il insiste sur la performativité contextualisée de son acte de parole afin de créer une possible réitération et matérialisation future – ceci est sa forme iridescente. Mais vous avez raison, le travail – entendu, lu, vu, pensé – se positionne évidemment contre un arrière-fond de reconnaissance partagée
à cause d’un temps de perception qui se prolonge de façon indéterminée et parce qu’il rejette la possibilité de le reconnaître entièrement dans sa forme présente. La catégorie qui permet de garder quelque chose d’indéterminé et à l’état non réalisé devient alors la proposition. Le littéral et le dès-que-possible n’ont plus cours.
De toute évidence, dans le contexte culturel dans lequel nous nous trouvons, le comportement principale consiste à gérer le risque. Les choses indéterminées – prenons la santé de chacun, par exemple – sont en majorité vécues comme des peurs ou analysées comme des risques, sur lesquels on peut spéculer. N’est-ce pas cela qui fait du marché de l’assurance l’éminence grise du contemporain, lui faisant embrasser chaque aspect de la vie ?
Les concepts d’assurance et de réassurance ont commencé à modeler les esprits, les idées, l’espace et le temps…
DN : … Et c’est ici que la fonction culturellement déterminante du
« micmac » imprévisible fait son entrée.
Conversation recorded and edited in Stockholm, December 2009
Translated from English to French by Vincent Broqua
in: Ce qui vient à nous, booklet #1, ed. Raphaelle Jeune,
Les Ateliers de Rennes, Biennale d’art contemporain, Rennes 2010, pp 36-41